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lundi 20 novembre 2017

Guillaume Apollinaire évoque Munich dans Le poète assassiné


En 1916, Guillaume Apollinaire publie Le poète assassiné (L'Edition, Paris, 1916, 316p.). Au chapitre VI, le baron François des Ygrées et son épouse Macarée ont quitté Rome pour Monté-Carle (Monaco) mais se retrouvent à Munich (Monaco di Baviera en italien) suite à une confusion lors de l'achat des billets de train. Monaco en italien désigne tant la principauté monégasque que la capitale bavaroise. Le chapitre VI est intitulé Gambrinus. Je le retranscris ainsi que les paragraphes des chapitres V et VII qui concernent aussi Munich. Voici l'extrait:

[...]  Les deux époux rentrèrent à l'hôtel fort émus et comme confits par la bénédiction papale. Ils se déshabillèrent chastement, et dans le lit, ils parlèrent longtemps du pontife, tête blanchie de la vieille Église, neige que les catholiques pensent éternelle, lys en serre.

– Ma femme, dit pour finir François des Ygrées, je vous estime en vous adorant et j'aimerai de tout mon coeur l'enfant que le pape a béni. Qu'il vienne donc l'enfant bénit, mais je désire qu'il naisse en France.

– François, dit Macarée, je ne connais pas encore Monté-Carle, allons-y ! Il ne faut pas que je perde la boule. Nous ne sommes pas millionnaires. Je suis certaine que j'aurai du succès à Monte-Carlo.

– Tubleu ! Morbleu ! Têtebleu ! sacra François, Macarée vous me faites voir rouge.

– Aïe, cria Macarée, tu m'as donné un coup de pied, maq...

– Je vois avec plaisir Macarée, dit spirituellement François des Ygrées, qui se ressaisissait vite, que vous n'oubliez pas que je suis votre mari.

– Allons, mon petit Zozo, on part pour Monaco.

– Oui, mais tu accoucheras en France, car Monaco est un état indépendant.

– C'est entendu, dit Macarée.

Le lendemain le baron des Ygrées et la baronne, tout bouffis de piqûres de moustiques, prirent à la gare des billets pour Monaco. Dans le wagon ils faisaient des projets charmants.


VI Gambrinus


Le baron et la baronne des Ygrées, en prenant des billets pour Monaco, pensaient arriver à cette station qui est la cinquième quand on va d'Italie en France et la seconde de la petite principauté monégasque.

Le nom de Monaco est proprement le nom italien de cette Principauté, bien qu'on l'emploie aujourd'hui en français, les désignations françaises, Mourgues et Monéghe, étant tombées en désuétude.

Or, la langue italienne appelle Monaco, non seulement la principauté de ce nom, mais encore la capitale de la Bavière que les Français nomment Munich. L'employé avait délivré au baron des billets pour Monaco-Munich au lieu de ceux pour Monaco-Principauté. Lorsque le baron et la baronne s'aperçurent de l'erreur, ils étaient à la frontière de la Suisse et après s'être remis de leur étonnement, ils décidèrent d'achever le voyage de Munich afin de voir de près tout ce que l'esprit anti-artistique de l'Allemagne moderne a pu concevoir de laid en fait d'architecture, de statuaire, de peinture et d'art décoratif...

Un froid mois de mars laissa grelotter le couple dans l'Athènes de carton pierre...

« La bière, avait dit le baron des Ygrées, est excellente pour les femmes enceintes. »

Il emmena sa femme à la brasserie royale du Pschorr, à l'Augustinerbraü, au Munchnerkindl et dans d'autres brasseries.

Ils gravirent le Nockerberg où est situé un grand jardin. On y boit, tant qu'elle dure, la bière de mars la plus fameuse, la Salvator, et elle ne dure pas longtemps, car les Munichois sont des ivrognes.

Lorsque le baron entra dans le jardin avec sa femme, ils le trouvèrent envahi par la foule des buveurs déjà saouls qui chantaient à tue-tête, dansaient en branle et brisaient les chopes vides.

Des marchands vendaient les volailles rôties, les harengs grillés, les bretzels, les petits pains, la charcuterie, les sucreries, les bibelots-souvenirs, les cartes postales. Il y avait aussi Hannès Irlbeck, le roi des buveurs. Depuis Perkeo, le nain ivrogne du grand tonneau d'Heidelberg, on n'avait vu pareil boit-sans-soif. Au temps de la bière de mars, puis en mai, au moment du Bock, Hannès Irlbeck buvait ses quarante litres de bière. En temps ordinaire, il lui arrivait de n'en boire que vingt-cinq.

Au moment où le gracieux couple des Ygrées arriva près de lui, Hannès posa ses fesses kolossales sur un banc qui, supportant déjà une vingtaine d'hommes et de femmes énormes, craqua incontinent. Les buveurs tombèrent les jambes en l'air. On aperçut quelques cuisses nues, car les bas des Munichoises ne montent pas plus haut que le genou. Les rires éclatèrent partout. Hannès Irlbeck qui s'était écroulé aussi, mais sans lâcher sa chope, en versa le contenu sur le ventre d'une fille qui avait roulé près de lui, et la bière moussant sous elle ressemblait à ce qu'elle fit sitôt debout, en avalant un litre d'un seul trait afin de se remettre de son émotion.

Mais le gérant du jardin criait :

« Donnerkeil ! sacrés cochons... un banc de cassé. »

Et il se précipita sa serviette sous le bras en appelant les garçons :

– Franz ! Jacob ! Ludwig ! Martin ! pendant que les consommateurs appelaient le gérant :

– Ober ! Ober !

Cependant, l'Oberkellner et les garçons ne revenaient pas. Les buveurs se pressaient aux comptoirs où l'on prend sa chope soi-même, mais les tonneaux ne se vidaient plus, on n'entendait plus de minute en minute les coups sonores annonçant la mise en perce d'un nouveau fût. Les chants s'étaient arrêtés, des buveurs en colère proféraient des injures contre les brasseurs et contre la bière de mars même. D'autres profitaient de l'entracte et vomissaient avec de violents efforts, les yeux hors de la tête ; leurs voisins les encourageaient avec un sérieux imperturbable. Hannès Irlbeck qui s'était relevé non sans peine, renifla en murmurant :

« Il n'y a plus de bière à Munich ! »

Et il répéta, avec l'accent de sa ville natale :

« Minchen ! Minchen ! Minchen ! »

Après avoir levé les yeux au ciel, il se précipita vers un marchand de volailles et lui ayant commandé de rôtir une oie, se mit à formuler des souhaits :

« Plus de bière à Munich... s'il y avait seulement des radis blancs ! »

Et il répéta longtemps le terme munichois :

« Raadi, raadi, raadi... »

Tout à coup, il s'interrompit. La foule des buveurs altérés poussa un cri de satisfaction. Les quatre garçons venaient d'apparaître à la porte de la brasserie. Ils portaient dignement une sorte de baldaquin sous lequel l'Oberkellner marchait raide et fier comme un roi nègre détrôné. Ils précédaient de nouveaux tonneaux de bière qui furent mis en perce au son de la cloche, et tandis qu'éclataient les rires, les cris et les chansons sur cette butte grouillante, dure et agitée comme la pomme d'Adam de Gambrinus même, quand burlesquement vêtu en moine, le radis blanc d'une main, il vide de l'autre la cruche qui lui réjouit le gosier.

Et l'enfant à venir se trouva fort secoué par les rires de Macarée qui s'amusait au spectacle de cette énorme godaillerie et qui ne laissa point de boire jusqu'à plus soif en compagnie de son mari.

Or l'allégresse de la mère eut une heureuse influence sur le caractère du rejeton qui en acquit beaucoup de bon sens, dès avant sa naissance, et du véritable bon sens, s'entend, celui des grands poètes.


VII Accouchement


Le baron François des Ygrées quitta Munich au moment où la baronne Macarée connut que s'avançait l'heure de la délivrance. M. des Ygrées ne voulait pas d'un enfant né en Bavière ; il assurait que ce pays prédispose à la syphilis.

Ils arrivèrent, avec le printemps, au petit port de la Napoule, que dans un calembour lyrique du plus bel effet, le baron baptisa pour l'éternité :

La Napoule aux deux d'or.

C'est là que s'accomplit la délivrance de Macarée. [...]

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