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mercredi 20 septembre 2017

Vu de Paris: le voyage parisien avorté du Comte de Bayreuth, alias Louis II de Bavière

Le comte de Bayreuth. C'est sous ce nom significatif de sa passion wagnérienne, que le roi Louis de Bavière s'était fait annoncer à Paris, où il n'était  pas venu depuis 1876,  pour la mi septembre 1880 Ses appartements avaient été préparés par le chargé d'affaires de Bavière, le baron de  Reither (1), 51, rue de Berry. Au dernier moment, le roi Louis, toujours mobile en ses décisions, renonça à son voyage. 

A l'occasion de ce voyage projeté, Albert Wolff (2), le journaliste du Figaro d'origine allemande, consacre au Roi un long article à la une de l'édition du 16 septembre 1880, que nous reproduisons ci-dessous:

"COURRIER DE PARIS

Il convient de dessiner le portrait d'après nature du roi de Bavière, qui vient nous visiter. Ce n'est pas facile, je le reconnais, car l'hospitalité parisienne a ses devoirs. Ce portrait a été fait souvent, superficiellement, d'après les racontars. Nul n'a encore essayé, que je sache, de remonter aux causes de la vie mystique et retirée du souverain de tous les Bavarois; On connaît sa tendresse pour Richard Wagner, son isolement dans les châteaux, ses courses affolées à travers la montagne, sa répugnance à se montrer en public, tous les côtés extravagants de cette nature curieuse, mais voilà tout.

Quand on traverse Munich et qu'on demande « Où est le Roi? » personne ne peut répondre. Les plus vieux bourgeois ne se souviennent pas de l'avoir vu. Lorsque les affaires le forcent à venir à Munich, le Roi arrive la nuit et disparaît à l'aube. Au beau milieu du magnifique théâtre royal, il y a une grande loge de cérémonie, faisant face à la scène, mais on n'y a jamais vu le Roi. Aux grandes soirées, les courtisans se tiennent respectueusement derrière le fauteuil vide de Sa Majesté.Quand, de loin en loin le Roi va au théâtre, on ferme les portes pour le public, et seule, perdue dans une demi-obscurité, Sa Majesté assiste au spectacle; elle arrive par un couloir communiquant du Palais avec la salle, conduite par un chambellan qui reste à la porte de la loge, et qui, à la fin du spectacle, la reconduit dans son Palais. Le lendemain, quand le même chambellan vient prendre les ordres de son maître, plus de Roi au Palais. Dans le silence de la nuit, une calèche attelée de quatre postiers est sortie du château. Une heure avant, on a prévenu le chef de gare qu'il aurait à tenir prêt le train de a Majesté; le Roi est monté dans son wagon-salon; le train file à toute vapeur. Où court ce train? En dehors du Roi, nul ne le sait. Le Roi a dit au départ Marchez et on marche. Quand le Roi est arrivé à la station voulue, il sonne; le train s'arrête devant la gare un groom attend le Roi, excellent cavalier, saute sur un cheval et s'élance au triple galop du côté la montagne; le groom le suit ventre a terre. Les chevaux montent ou descendent; sautant tous les obstacles qu'ils rencontrent sur leur route; on ne s'arrête que dans la cour d'un château dont les portes ne s'ouvrent que devant le Roi. La consigne est: « On n'a pas vu Sa Majesté. » Le serviteur indiscret est impitoyablement chassé. On a vu les ministres courir pendant une semaine après le Roi sans le trouver.

De temps en temps le bruit se répand à Munich que le Roi est à Nymphenbourg, à quelques kilomètres de la capitale. Comment le sait-on? Oh c'est bien simple. Le matin, les touristes, en voulant visiter le joli parc, ont trouvé les portes closes et des factionnaires à toutes les issues. Le château n'est pas beau, mais il est grand. Ce n'est pas là que le Roi s'est installé: dans le parc, il y a quatre pavillons Louis XV, plus beaux les uns que les autres, décorés par un artiste français, dont le nom m'échappe en ce moment. Trois de ces pavillons sont déserts; le quatrième, le plus petit, est meublé: Salon, chambre à coucher, cabinet de toilette et cuisine; c'est ce que nous appelions, à Paris, un logement de garçon. C'est celui-ci que le Roi habite. dans le jour, le Roi ne sort jamais il ne veut même pas être vu d'un jardinier; il se promène la nuit dans Les allées désertes pour rentrer dans sa retraite à la première lueur du matin.

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Plus heureux que les Bavarois, j'ai vu leur Roi deux fois. en 1869 d'abord, dans son palais, à Munich; on m'avait placé dans un beau salon, sur les murs, les ancêtres du Roi, bardés de fer à l'entrée du cabinet royal, qui communique avec cette salle, deux hallebardiers, roides comme la Justice, veillaient. Au bout d'une demi-heure, la porte s'ouvrit; le Roi parut; il était en tenue de général, cela va sans dire. Il avait vingt-deux ans alors et portait galamment l'uniforme bleu de ciel de l'infanterie bavaroise. Je m'inclinai sur son passage; le Roi porta la main droite à la hauteur de son casque et disparut. Je le revis dix ans après; il était singulièrement changé;  je l'aperçus dans son coupé; il me semblait très vieilli; l'homme de trente ans paraissait avoir dépassé la quarantaine. Depuis 1869, la misanthropie de ce souverain avait atteint son point culminant. Maintenant, il est inabordable.

Aucun de ceux qui ont tenté de faire le portrait du Roi n'est remonté à la source de cette vie d'isolement. Quelques biographes ont cherché le secret de son existence ténébreuse dans l'absence de la femme; le roi est garçon, petit-fils de Louis Ier, le galant protecteur de Lola Montès; on ne lui connaît aucune liaison; le Roi fuit la femme comme il s'isole des hommes. Dans les vieux pays monarchiques, on est plein de déférence pour les souverains: le respect du monarque est une vieille tradition  cimentée,  en ce qui concerne la Bavière, par un règne, de cinq siècles de la maison de Wilttelsbach; le Roi est fidèle à la Constitution, cela suffit; toutes les excentricités du souverain n'ont pas amoindri son prestige; les habitants de Munich n'aiment pas à causer des extravagances du Roi; d'ailleurs, ils ne les connaissent que par les confidences discrètes entre deux chopes; pour les motiver, on parle du frère du Roi, atteint d'une maladie cérébrale, dit-on, mais le Roi de Bavière se porte comme un charme. Pour voir à peu près clair dans la vie mystérieuse du Roi, il faut avoir causé avec les artistes qui ont travaillé pour lui; avec leurs renseignements, il est facile de déchiffrer cette existence singulière. Nous allons l'essayer.

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Le roi Louis II est, en effet, atteint d'une maladie incurable; il est ambitieux au delà de toute expression. Dans son adolescence, il a rêvé une royauté que le Destin n'a pas donnée au souverain; son idéal planait au-dessus du château de Munich; il était à Versailles dans les souvenirs de Louis XIV; son ambition était de renouveler les fastes de Versailles et de recommencer, dans le pays de Bavière, le règne du Roi-Soleil. Telle était l'aspiration du jeune souverain. En réalité, à son avènement au pouvoir, il trouva sa royauté limitée par une Constitution, par une liste civile restreinte et un trône de moindre importance dans le concert européen; il s'aperçut que la toute-puissance, qu'il avait entrevue dans sa jeunesse n'était qu'une chimère; il se heurtait à chaque pas contre la loi commune qui renfermait son règne dans les limites d'un souverain constitutionnel; il s'aperçut que tout était permis à un roi de Bavière, sauf ce qui lui était défendu; il aurait voulu dire « L'Etat, c'est moi", et le pays était plus puissant que lui; il ne pouvait nommer un juge sans l'agrément de son ministre, ni destituer un fonctionnaire pour son bon plaisir. Sa volonté trébuchait à chaque instant sur ces simples mots « Cela ne se peut pas. » Le Roi s'était formé un idéal irrésiliable de la monarchie. Comme les souverains d'Orient il aurait voulu être le maître absolu d'un pays, pour punir les méchants selon sa volonté personnelle et pour encourager les bons sans demander conseil à qui que ce fût. Le rôle du Roi constitutionnel, c'est-à-dire de Roi à pouvoir limité lui déplut; les illusions du jeune âge s'envolèrent les unes après les autres, faisant place au désenchantement avec son cortège de tristesses; l'ambition déçue engendrait la mélancolie; peu à peu le Roi, ne voulant pas se soumettre, au destin, le cœur ballotté par des révoltes sourdes, placé entre son devoir et son ambition, peu à peu le Roi se retira des affaires, laissant ses ministres gouverner avec le Parlement et n'intervenant directement que lorsque sa situation de Roi incompris l'exigeait absolument. 

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Forcé de modérer son ambition, souffrant de ne gouverner qu'un petit pays, le roi Louis II s'est réfugié loin des hommes pour revivre dans ses rêves de jeunesse; dans l'intimité il s'inspire de son idéal Louis XIV et sur sa propre fortune, renforcée par la liste civile, le roi de Bavière bâtit palais sur palais dans le style Louis XIV; il étudie des vieilles gravures pour reconstituer les uns après les autres dans ses châteaux les meubles du temps. Tout est Louis XIV du haut en bas et de long en large. C'est ainsi qu'un jour le souverain de Bavière découvrit une gravure représentant un traîneau dont le Roi-Soleil avait fait don à je ne sais plus quel monarque du Nord. Aussitôt Louis II fait venir un artiste de Munich et lui commande un traîneau semblable en tous points; cet objet de luxe est allé s'engouffrer dans un des châteaux qui s'élèvent à grands frais, où le roi ne reçoit personne; j'ai vu la photographie de cet objet d'art chez l'artiste qui l'a exécuté pour Sa Majesté. Entouré de la sorte des souvenirs de Versailles, le roi de Bavière peut vraiment se figurer qu'il a pris la succession de Ludovicus Magnus et c'est pour que personne ne vienne troubler ces illusions qu'il se calfeutre chez lui. Dehors les choses et les hommes rappellent au Roi de Bavière qu'il n'est pas Magnus comme son modèle et, faute de pouvoir rayonner sur son siècle, il a pris l'humanité en grippe et il la fuit avec une persistance inébranlable.

Il arrive cependant des moments où un roi doit faire son métier et se montrer a son armée. Il y a quelques années, Louis II consentit à passer la garnison de Munich en revue; elle fut massée dans la plaine que domine la statue colossale de la Bavaria, érigée par le grand-père du roi actuel,  afin que le cerveau en bronze de la Bavière rayonnât sur l'univers comme jadis la tour de Babel. A l'heure dite, le roi arrive sur le champ de manœuvres il passe devant le front des troupes, puis, sans attendre le défilé, il donne les éperons à son cheval et disparaît, laissant à son ministre de la guerre et à son état-major le soin de terminer la revue, qui n'était pas à la hauteur de son ambition. Au fond donc, ce souverain, qui nous fait l'honneur de nous visiter, est un incompris couronné. Sa jeunesse a été hantée par des hallucinations de grandeurs qui ont fait défaut au prince parvenu au pouvoir. Si son esprit s'est de préférence tourné vers le siècle de Louis XIV, c'est que dans le vieux palais de Munich tout est fait pour l'évoquer. Je ne sais pas d'où est venu le mobilier de ces salles, mais je déclare que nous n'avons pas en France de plus beaux meubles Louis XIV qu'à Munich. Ce sont de pures merveilles; en l'absence du Roi, j'ai obtenu, l'année dernière, la permission de parcourir le vieux château: c'est tout simplement éblouissant.

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Ce n'est donc que dans la retraite que le roi Louis II, loin des hommes et des affaires d'Etat mesquines ,retrouve les illusions de son enfance. Dans ses, châteaux, où il demeure seul, tous les rêves lui sont permis. Pour rendre l'illusion complète, il manquait à ce Roi un Molière qu'il eût pu faire asseoir à sa table. Richard Wagner a passé par là: c'était le grand homme demandé, sur qui Sa Majesté pouvait faire descendre ses bienfaits; elle prit sous son auguste protection l'œuvre encore discutée de Wagner comme Louis XIV fit jouer Tartuffe, envers et contre tous. La musique de l'avenir devait être le couronnement de son règne; peut-être qu'un jour viendrait, pensait le roi, où l'histoire parlerait de l'ère de Louis II pour faire pendant à la grande époque intellectuelle de Louis XIV. Avec une telle ténacité dans l'esprit poursuivant une même idée, il n'est pas étonnant que le Roi défende son autorité par tous les moyens; c'est le seul prince allemand qui n'ait pas fait la guerre de 1870 à la tête de ses troupes. Il lui répugnait d'être au second plan dans l'état-major. Louis XIV non plus ne se fût pas résigné à se placer sous les ordres d'un autre, n'est-il pas vrai? Le roi de Bavière n'entre pas souvent en communication directe avec son peuple: il parle peu, mais quand il prend la parole, il fait entendre le langage d'un souverain majestueux; il est le fidèle allié de l'empereur d'Allemagne, mais il le traite de pair et d'égal. Le jour où on lui ferait sentir son infériorité sur un point quelconque, le roi de Bavière se rebifferait: il faut le prendre par la douceur et flatter ses instincts de grandeur pour lui arracher les concessions voulues les unes après les autres. L'empire d'Allemagne n'a pas encore pu obtenir de ce petit roi qu'il renonçât à avoir sa poste et ses télégraphes à lui. Tandis que tous les Etats ont adopté le même timbre-poste aux armes de l'Empire, le roi de Bavière a maintenu ses timbres-postes à lui avec son buste ceint de lauriers comme celui d'un César. Quand, dans les circonstances solennelles, comme lors du cinq centième anniversaire du règne de sa maison, Louis II signe une proclamation, elle est dictée d'un bout à l'autre par une autorité royale, convaincue de ses droits et de sa puissance. Louis XIV n'aurait pas parlé autrement.

A Paris, le Roi voyage sous le nom de comte de Bayreuth; ce n'est pas pour faire une réclame au théâtre modèle de Richard Wagner que le royal protecteur de la musique de l'avenir a choisi ce titre dans les cinquante ou soixante qu'il a le droit de prendre à son gré. La principauté d'Anspach et de Bayreuth a été le berceau de sa maison. Je pense qu'à Paris on ne verra pas beaucoupleRoi; il passera tout son temps à Versailles dans l'étude de l'époque du grand Roi. Il se peut que dans les grandes salles du palais de Versailles, Louis II accusera le destin de l'avoir placé sur le petit trône de Bavière, quand il aurait très bien pu succéder à Louis XIV, à Versailles. Mais enfin, si le roi de Bavière veut se donner la peine de réfléchir, peut-être se consolera-t-il à la pensée que, successeur du Roi-Soleil, il serait à coup sûr sans emploi sous la République, tandis que rien ne l'empêche de faire jusqu'à la fin de sa vie le bonheur du peuple bavarois.

Albert Wolff "


(1) Le baron de Reither resta en poste à Paris jusqu'en 1889. Il fut 11 ans en poste à Paris comme chargé d'affaires du Royaume de Bavière.

(2) Albert Wolff, né à Cologne en 1835 et mort à Paris le 22 décembre 1891, est un écrivain, auteur dramatique, journaliste et critique d'art français d'origine allemande. Il fut journaliste au Charivari et au Figaro.  Munichandco a déjà publié deux articles d'Albert Wolff, le premier datant de 1876 et le second consacré à la mort du Roi en juin 1886.

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